En ces temps où les Groupes envisagent une recomposition géographique de leur personnel mondial, rendue possible par un télétravail connectant les continents, ou tout simplement par souci d’économie et de rapatriement des ressources vers le siège, des fermetures de filiales à l’étranger peuvent être considérées, alors qu’elles ne l’auraient pas été dans le contexte pre-covid.
Le respect des procédures de liquidation en droit local n’est pas le seul aspect à considérer du point de vue des directions RH et Corporate.
Ces Groupes ne peuvent pas ignorer les risques auxquels ils exposent ainsi ceux (“directors”) auxquels ils ont confiée la responsabilité de siéger au conseil d’administration (“board”) de ces filiales.
Leur responsabilité peut être mise en cause sous divers angles :
- Responsabilité personnelle pour les dettes de la société ;
- Responsabilité dans le déroulement des opérations de liquidation ;
Mais aussi et surtout :
- Responsabilité pour les décisions de gestion ayant pu conduire à la décision de liquidation.
Cette dernière catégorie sera examinée en plus grand détail car pouvant générer les plus grands risques pécuniaires pour les administrateurs concernés.
La Newsletter se concentrera sur l’Australie et la Malaisie, puisque ces deux juridictions ont adopté sous forme législative le concept fondamental de “Business Judgment Rule” inspiré du droit US, en particulier État du Delaware, mais les principes développés valent pour toute la common law d’Asie Pacifique.
Lettre d'information N°8 - Août 2021
I Responsabilité illimitée pour les dettes sociales
A la différence des actionnaires présents et passés (désignés comme “contributories”) dont la responsabilité est en principe limitée à leur apport, les “directors” d’une société à responsabilité limitée sont indéfiniment responsables sur leurs biens propres si les actifs de la société se révèlent insuffisants. Sauf exception, par exemple en droit malaisien en rapport avec les décisions prises depuis la cessation de leurs fonctions ou pour les directors dont le mandat a expiré depuis plus d’un an [Companies Act article 435 (4)].
II Responsabilité durant la dissolution
Les “directors” doivent s’impliquer personnellement dans le processus de liquidation, ils ne peuvent s’en remettre entièrement ni à des collègues ni à des professionnels extérieurs. Ou en tout cas et au minimum être très étroitement conseillés par ceux-ci.
Dans le cas de liquidation volontaire (“winding up”) la société doit, bien entendu, ne pas être en état de cessation de ses paiements. Ce qui nécessite une évaluation et un engagement personnel de la part de chacun des “directors”, qui doit s’assurer de la capacité de la société à faire face à ses dettes.
En droit malaisien où le délai maximum de remboursement est de douze mois, tout director qui n’avait pas de raison satisfaisante (“reasonable grounds”) d’émettre une “declaration of solvency” est passible d’un emprisonnement jusqu’à cinq ans et/ou d’une amende jusqu’à l’équivalent de 600.000 euros.
III Responsabilité quant aux décisions de gestion ayant précédé la décision de liquidation et quant a cette décision elle-même
La liquidation de la société ouvre une “boîte de pandore” où les décisions des administrateurs peuvent être examinées, éventuellement contestées et susceptible de mener à une mise en cause de leur responsabilité par un actionnaire (qui peut être un actionnaire local), un créancier non indemnisé ou le liquidateur lui-même.
La possibilité pour les administrateurs de s’exonérer de leur responsabilité repose sur le concept de Business Judgment Rule, issu de la jurisprudence des tribunaux du Delaware, déclinant un principe (“duty of loyalty) propre au droit US: indépendance, information de la décision et bonne foi (“good faith”) envers la société.
Le concept est présent avec des variations dans presque toutes les juridictions régies par la common law sous forme jurisprudentielle, mais certaines d’entre elles seulement hors des États-Unis, dont l’Australie et la Malaisie, l’ont introduit dans leur législation
Le Business Judgment Rule, n’a pas pour objet d’imposer une contrainte supplémentaire mais au contraire d’offrir une protection aux administrateurs de société.
Le principe fondamental en la matière, tel qu’exprimé notamment dans l’arrêt de principe de la High Court of Australia Harlowe’s Nominees Pty Ltd v Woodside (Lake Entrance) Oil Co NL (1968) 121 CLR 483 at 493, est que le tribunal n’a pas vocation à apprécier la validité des décisions d’un conseil d’administration, à la seule condition que ce pouvoir de décision soit exercé de bonne foi et dans l’intérêt de la société
En Malaisie, le concept de Business Judgment Rule a été introduit dans l’article 214 du Companies Act, reproduction quasi à l’identique de l’article 180(2) du Australian Corporations Act 2001.
Selon le Companies Act, un administrateur exerce sa fonction en conformité avec l’article 214 ainsi qu’avec les principes généraux de common law et en equity dès lors que :
- Il prend sa décision de bonne foi et pour un motif légitime ;
- Il n’a pas d’intérêt personnel en relation avec la décision ;
- Il s’informe sur la question soumise à sa décision dans toute la mesure qui lui semble raisonnable ; et
- Il estime de façon rationnelle que la décision est dans l’intérêt de la société, ce qui est présumé être le cas sauf si la décision est d’une nature telle qu’aucune personne rationnelle ne l’aurait prise.
Pour se conformer à la loi malaisienne, l’administrateur doit s’informer sur les circonstances de la décision, et s’il se repose sur un avis extérieur (par un expert, ou autre professionnel) ou interne (par un cadre de la société, un autre administrateur ou un comité spécialisé au sein du “board”) il doit se convaincre de la compétence de la personne dans le domaine considéré et apprécier par lui-même la valeur de l’avis donné, utilisant sa connaissance de la société et prenant en considération la complexité de sa structure et de ses opérations.
En cas de manquement, les peines prévues sont une amende jusqu’à l’équivalent de 600.000 euros ou un emprisonnement jusqu’à cinq ans.
Une autre condition, préalable a celles indiquées ci-dessus, est qu’il y ait effectivement “judgment”, en d’autres termes le director doit réfléchir à sa décision avant de la prendre. Ce qui paraît évident mais doit être souligné : le Business Judgment Rule concerne la décision de prendre ou de ne pas prendre une action, ce qui est distinct du devoir de se tenir informé en permanence de l’état des affaires de la société [cf. l’arrêt de la Cour Suprême de Nouvelles Galles du Sud Australian Securities and Investments Commission v Rich 2009].
En outre, le jugement menant à la décision doit être personnel et autonome. Il est fait allusion à ce principe indirectement dans le Companies Act malaisien (article 217(1) selon lequel le director nommé par un actionnaire ne doit pas subordonner les intérêts de celui-ci à ceux de la société, mais le principe est dans une acception plus large affirmé de façon constante par la jurisprudence australienne et malaisienne: un director ne peut prendre une décision sur simple instruction de l’actionnaire majoritaire sans faire l’effort de sa propre réflexion. [cf. l’arrêt de la Cour Suprême de Nouvelles Galles du Sud Blackwell v Moray & Anor 1991].
Dès lors que ces conditions sont réunies, la bonne foi du director est présumée, ceci étant considéré comme un principe fondamental de “natural justice” posé par exemple dans un arrêt de principe des tribunaux malaisiens : Petra Perdana Bhd v Tengku Dato’ Ibrahim Petra bin Tengku Indra Petra [2014]. Pour que cette présomption soit renversée, sauf intérêt personnel qui va de soi, il faudrait démontrer qu’aucune personne raisonnable n’aurait pris la décision concernée [cf. commentaires de Loh Siew Cheang dans l’ouvrage Corporate Powers].
IV Le Business Judgment Rule et les difficultés financières d’une filiale
Un arrêt de la Cour Fédérale, la plus haute instance malaisienne, apporte un éclairage sur cette application du concept de Business Judgment Rule. [Tengku Dato’ Ibrahim Petra bin Tengku Indra Petra v Petra Perdana Bhd [2018]].
Une société ayant vendu des blocs d’actions détenus dans une autre par décision des actionnaires confiant un mandat en ce sens au Board, s’est trouvée néanmoins dans une situation financière difficile y compris de trésorerie.
Après voir examiné diverses options, les directors ont décidé de vendre un autre bloc d’actions disponible au même acquéreur, ce qui a permis à la société de payer des emprunts auprès des banques et d’améliorer sa notation.
L’acquéreur de ces actions étant devenu actionnaire majoritaire, les directors ont pris la décision à la majorité sur la base de leur mandat général de l’actionnaire devenu minoritaire de céder le tout dernier bloc d’actions disponible.
Une action en responsabilité a été engagée contre eux sur une accusation selon laquelle le véritable objectif des directors critiqués était de permettre à la société tierce de prendre le contrôle de la filiale.
Devant la High Court, le Business Judgment Rule a été considéré comme satisfait et la décision validée comme étant de bonne foi, prise après analyse suffisante, et démontrant “due care and diligence”.
En appel, la Court of Appeal a pris la position inverse, jugeant que les directors ayant excédé les limites du mandat confié au Board, n’avaient pas agi dans le meilleur intérêt de la société.
Dix-huit moyens de droit différents ont été présentés à la Federal Court, permettant à celle-ci de réaffirmer plusieurs points fondamentaux devant servir de guide dans des circonstances où une société de droit local est en situation financière critique :
- Déterminer si une décision est ou non dans l’intérêt de la société est non seulement à évaluer par référence à une « personne raisonnable » (test objectif) mais aussi u jugement porté sur les faits présentés à lui par le director (test subjectif), et le tribunal ne doit pas substituer son propre jugement à celui du director ;
- Considérant le test objectif, la Cour a réaffirmé la conclusion de la Court of Appeal dans un autre arrêt malaisien Pionneer Haven Sdn Bhd v Ho Hup Construction Bhd & Anor [2012] selon laquelle il faut évaluer si une personne intelligente et honnête placée devant les mêmes circonstances en capacité de director aurait considéré que les transactions en cause étaient dans l’intérêt de la société.
En l’espèce, la Federal Court a considéré que la vente des actions en dessous de leur valeur réelle était justifiée et un acte normal de gestion puisque les directors avaient été informés que la situation de trésorerie se détériorerait et deviendrait très critique dans les douze mois à venir.
Au regard du Business Judgment Rule, la Cour est parvenue à la même conclusion, jugeant qu’il ne lui appartenait pas de substituer sa propre appréciation de la situation à celle des directors.
Elle a donc finalement rejeté la position de la Court of Appeal et confirmé celle de la High Court.
En conclusion...
Une fois encore, comme souligné à répétition (au risque de lasser !) dans ces Newsletters, une attention particulière doit être accordée à l’interaction entre les juridictions de common law, au sein d’une communauté homogène (malgré des divergences à ne pas négliger) en Asie Pacifique et Asie du Sud (Australie/Nouvelle Zélande; Singapore/Malaisie/Hong Kong/Inde) mais dans le cas présent même le droit US s’est invité comme référence.
L’influence des décisions des tribunaux du Delaware (Court of Chancery et Delaware Supreme Court) dans tous les aspects du droit des sociétés n’est plus à démontrer ni même seulement à rappeler. Elle s’exerce tout particulièrement dans le domaine de la “gouvernance” telle que liée à l’exercice des pouvoirs et responsabilités des “directors” et des “officers”, et plus particulièrement encore par l’émergence du concept de “Business Judgment Rule” servant de test pour évaluer la gestion des directors et leurs prises de décision (ainsi que les responsabilités éventuelles) durant la période ayant précédé la liquidation.
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Le contenu ci-dessus est à but purement informatif en rapport avec une sélection de l’évolution législative, réglementaire et jurisprudentielle dans la zone géographique concernée, qui ne peut être et ne prétend pas être exhaustive.
Il ne constitue pas un avis juridique en rapport avec un cas particulier et ne doit pas être considéré comme tel.Il peut nous être demandé une étude doctrinale plus approfondie en rapport avec l’un quelconque des thèmes évoqués.
Philippe Girard-Foley est avocat étranger accrédité (Registered Foreign Lawyer) par la Cour Suprême de Singapour (Supreme Court Singapore) auprès de la Cour Commerciale Internationale de Singapour (Singapore International Commercial Court) – Certificate of Full Registration under Section 36P Legal Profession Act (Chapter 61).